Tenere, éditions Unicité 2020
Il est possible qu’un lecteur devienne un sourcier, mais pour cela il est nécessaire que le poète que l’on découvre nous y invite. Tel est le cas pour le recueil de Fabien Marquet dont le titre « Tenere » nous fait revenir à cette langue ancienne et « morte » qu’est le latin. Première source donc à laquelle s’abreuver et qu’il faut re-tenir ! À l’infinitif, le verbe possède un sens injonctif et suppose une tension, une obligation de ne pas lâcher prise, de maintenir l’effort ou le cap.
« Oh Fontaine était pour moi si loin des sources » p.24
Renouer avec le latin, c’est reprendre la première déclinaison : le rosa, rosae. Un grand motif du poème et comment faire avec un tel poncif déjà présent dans la poésie latine et reprise à satiété à la Renaissance (Mignonne, allons voir si la rose…), jamais oubliée jusqu’à la rose du Petit Prince, jusqu’à La rose de personne de Paul Celan ou aux roses de Rainer Maria Rilke, à moins que ce ne soient celles de Robert Desnos avec « Rose, c’est la vie » dans Corps et Biens. Et cette fleur est aussi un prénom féminin comme c’est le cas dans la strophe du poème page 9 :
« Moi jeune Parque
je rôdais sous le vent en rafale
près des blockhaus
où des passants
avaient écrit quelques vers de Rose Ausländer »
Mais nous verrons comment les épines de la rose font face à un « ferrailleur » ! Et d’ailleurs toutes ces références ne sont là que de façon latente, à la fois vraies et fictives, selon la rêverie et les lectures du poète et de ses lecteurs.
« Je suis un jardinier
qui n’ose pas prendre les roses
ou ne sait trop comment… » p. 18
Renouer avec le latin c’est rendre hommage à Baudelaire qui utilise des titres latins dans Les Fleurs du mal et que Fabien Marquet nomme dans son recueil (p.45) et sous l’égide duquel il écrit, reprenant la Passante et des figures féminines ambiguës.
« Ma très-passante
pour quelle reconnaissance brûles-tu ? Cours-tu ? » p.48
« Elle a monnayé sa vie contre le fard de l’Idéal » p.32
Renouer avec le latin, enfin, c’est se saisir des métamorphoses à la façon d’Ovide, mais comme s’il n’en restait que des fantômes, de vagues silhouettes et de vrais avatars. Et ne pas être loin non plus d’un parcours ésotérique tant le mystère voué ou non au culte d’Eleusis imprègne les poèmes du recueil.
« Il nous fallait d’infinies précautions
Notre saut était rendu à son mystère… » p. 54
« Toi qui nous fais papillonner dans le mystère… » p. 45
Le recueil se déploie en cinq parties et alterne les poèmes en caractères romains et ceux en italique. L’italique apparaît parfois juste pour un mot ou une expression ouvrant un gouffre interrogatif, tout comme les points de suspension qui de temps en temps terminent des strophes.
La première partie s’ouvre avec le pronom « Elle ». C’est le début des possibilités. « Elle » alerte le lecteur et aussi le perturbe puisqu’il n’est précédé d’aucun nom qui le déterminerait ce qui le rend poreux, disponible, prêt à être ceci ou cela, selon le goût ou le fantasme du lecteur. Bien sûr, en premier lieu on pense à une femme, cela vient d’emblée à l’esprit, et c’en est une, sans doute aucun, avec ses yeux tantôt bleus, tantôt noirs ou bien finalement mauves (« Et on ne saura jamais s’il commence/ ou s’il finit/ dans tes yeux mauves… » p.47) ; seulement voilà : ce serait trop simple car « elle » est présentée comme un désir d’incarnation, comme une Idée, une sorte d’allégorie, une potentialité d’écriture c’est-à-dire d’œuvre. Comme elle tient de l’apparition, elle est visage de la mort, de ce qui n’est plus, qui peut ne pas revenir ; cependant comme elle deviendra la « très passante », elle est femme et érotise tout le poème, dans son parfum de rose ensorcelant.
« À quoi le monde pouvait-il ressembler
à celle qui passait son temps oubliée
à bêcher son silence
en quête d’un corps qui la promène au grand jour
comme une fiancée » p. 7Le poème est en gestation. Ce n’est en ce début qu’un embryon, l’écriture se cherche, voudrait trouver un moyen de passage jusqu’à la phrase ou le vers. Le recours à la métaphore, en ce poème liminaire, du voyageur clandestin qui veut passer la douane quitte à inventer une histoire bien rôdée pour y parvenir, est d’une grande puissance, car l’étranger qui passe une frontière, passe une langue et passer d’une idée d’ouvrage à la réalisation de l’œuvre c’est exactement traduire dans une langue nouvelle, inédite ce que l’on ressent au plus profond de soi.
À l’instar du musicien qui n’a que quelques notes pour composer un air, le poète n’a que l’alphabet pour inventer une forme et un contenu :
« Il va et vient dans un espace plus petit que le nôtre
pour se donner des chances à la lueur d’un alphabet » p. 16
Face au « Elle » de la première partie se tient un « Lui » dans la deuxième. Douze poèmes mettent en scène ce masculin en plein confinement, resserré en lui-même, en quête, en attente, dans l’inquiétude du désir de capter les mots qui ouvrent la voie.
« Mais tous les noms à présent que le hasard prodigue
ne seraient plus que noms d’emprunt ? » p. 25
Le minéral des murs sent la stérilité, mais en poussant les murs, un souffle vient, un jardin s’ouvre. Serait-il possible que naisse un poème ? Il est trop tôt, l’œuvre se fait attendre, « Il ne voit goutte ». Il peut se fourvoyer, ne trouver que des « noms d’emprunt », s’illusionner comme la coquette, plus loin, avec son maquillage, ses fards, ses strass illusoires.
« Il pose un doigt sur le vide
et le poème le plus petit lui appartient
mais au-delà : il ne voit goutte… » p. 17
L’une cherche à passer de l’état de fantôme à celui de matière : fleur, femme, œuvre ; l’autre cherche à retenir ce qui fuit encore, reste insaisissable, l’œuvre à faire ! Tenere plus que jamais s’impose !
« Quatre murs pour vivre ne lui suffisent pas
il lui faut encore rentrer en lui-même
pour se donner dehors l’obscure possibilité d’un lieu » p.15
Dans la troisième partie, « Elle » reprend place dans le poème. Elle est ce débat intérieur, violent, complexe, contradictoire ; elle est ce temps du choix, de l’invasion, du péril d’écriture qui broie tout sur son passage : « Mais qui est-elle ? / pour faire tomber le jour même/ et de la nuit/ faire sa rivale … » p.31. Plus rien n’existe que ce gouffre fécond où tout a disparu hormis la brûlure du désir d’écrire.
L’union sacrée n’a lieu qu’au quatrième temps du poème. « Il » et « Elle » dès le premier vers réunis :
« Il se tait elle se soulève
elle a le don multiple de la brume
tout ce qu’ils aiment retomberait comme un soufflet
s’ils ne savaient
mêler leurs pas pour se surprendre » p. 37
L’amour, la poésie, ici et maintenant comme dans le recueil de Paul Éluard, mais « pour donner lieu à tout ce qu’ils ignorent/ à s’en couper le souffle » p.37, il faut « s’imposer / une frontière ». Il s’agit de nidifier, de rendre l’éclosion du poème possible, d’accepter le mystère de sa conception.
La poésie est grande et vaste, tout peut l’alimenter ou la servir, mais l’œuvre élague, fait un tri car :
« elle a pris forme au fil du temps » p. 39
Révérence est faite aux lectures dans lesquelles on s’est plongé, « dans les rayons de la modeste Bibliothèque où ils se voient » et grâce à laquelle celui qui crée bénéficie d’une « grande inspiration » p. 40.
Dans cette suite de onze poèmes que constitue la quatrième partie de Tenere, le secret de la femme fleur, de la femme muse, de la coquette et de la prostituée, tour à tour enchanteresse et démoniaque se déploie dans le jardin et dans les rues, dans la ville, elle est « mon beau fantôme » parce qu’elle erre et ressemble aux déesses chantées autrefois, mais elle est d’aujourd’hui, dans ce décor de bistrot, de vitrines, de salles des fêtes, dans cette ambiance de déréliction « et des lieux saints qui ont perdu l’aura » (p.46) à hanter le poète qui sent l’aspect suranné ou le côté « provincial » d’une telle démarche poétique, avec ce zeste nostalgique à faire un tel constat :
« Il n’y aura plus que les provinces perdues de mon esprit
pour t’accueillir… » p. 48
Dans ces simples mots, le poète explicite son art poétique, revendique une filiation, assume d’être éventuellement traité de « ringard » par une intelligentsia parisienne ou universitaire.
Et la force de l’œuvre qui se fait, nous mène, femme fatale, par le bout du nez !
Si « elle » est multiple, « lui » ne l’est pas moins. Avant que d’être poète, n’est-il pas jardinier et ferrailleur ? De modestes métiers qui demandent ingéniosité et patience. Qui s’opposent aussi. Ce contraste entre la tôle et la fleur, c’est le poème lui-même violent et doux, recueillant l’oxymore comme un élixir ou un butin, faisant telle alchimie de boue devenant or…
Les deux poèmes de clôture sont un éloge aux poètes d’antan qui ont su célébrer la muse avec grandeur. Il conclut dans l’admiration et la modestie, dans le regret aussi d’un enseignement auquel manque un socle (le latin ?) pour recevoir le poème, pour, comme dirait Yannick Haenel, «[Tenir] ferme [sa] couronne » !
Note de lecture de Dominique Zinenberg, Francopolis, mai-avril 2020
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Par la fenêtre je me suis fait feuillage, éditions Unicité 2017
« Ce qui est intéressant dans ce livre, c’est le cheminement de l’écriture à partir d’un même motif observé dans un feuillage. Le lecteur remarque d’emblée que les textes rassemblés dans ce recueil n’ont pas été écrits dans un même élan. Le livre est découpé en plusieurs parties, écrites à des périodes différentes et fruit de cinq années d’écriture. Cela commence par de courtes proses. Courtes mais denses. En les relisant plusieurs fois, on comprend que les mots ont différentes significations. Les parties qui suivent sont très distinctes. Fabien Marquet crée, donne plusieurs orientations à sa poésie. Il utilise le chant, le théâtre, les voix, la narration. Passe d’un style à l’autre. Il sait aussi écrire des textes condensés et forts de sens, des textes qu’on a envie de lire plusieurs fois pour les laisser résonner en soi.